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L'Express du 18/10/2001
Enquête
La vérité sur l'argent de l'école
par Vincent Nouzille
 

Avec 673 milliards de francs en 2000, la France n'a jamais autant investi dans l'éducation. Mais la manne est loin d'être équitablement répartie. Les chiffres exclusifs et le palmarès des inégalités
 

«Vous ne trouvez pas qu'il ressemble à un beau navire?» Marie-Claire Lafontaine, principale du collège Maréchal-Leclerc, à Puteaux (Hauts-de-Seine), est fière de son bâtiment flambant neuf. Après deux années de travaux, l'établissement a rouvert ses portes en janvier dernier et accueille depuis cette rentrée 635 élèves. Enchâssé entre le boulevard circulaire et les tours de bureaux de la Défense, ce collège ressemble à un havre de paix. Murs blancs impeccables, façades lumineuses, larges couloirs, vastes salles de classe, centre de documentation bien équipé. La cantine et le gymnase sont en cours de finition. Dans l'une des salles d'informatique, un technicien installe des dizaines d'ordinateurs, imprimantes et scanners, tout juste sortis de leurs cartons. «Nous avons des moyens pour bien travailler», estime Florent Rogie, professeur de sciences de la vie. «Je ne regrette pas d'avoir été nommé dans ce département», avoue cet enseignant, arrivé l'an passé du sud de la France.

Les élèves et les personnels des collèges des Hauts-de-Seine ne sont, en effet, pas les plus à plaindre. Selon une étude réalisée cet été par le ministère de l'Education nationale, que L'Express révèle en exclusivité (voir classements et cartes pages 134 et 138), les Hauts-de-Seine figurent, juste derrière le Var, en tête des départements pour les investissements scolaires, avec une moyenne de 102 865 F dépensés par collégien, entre 1988 et 1998. Soit huit fois plus que le département le plus économe! A ces investissements colossaux s'ajoutent des aides massives au fonctionnement: 3 759 F attribué par an et par collégien, presque deux fois plus que la moyenne nationale.

Privilèges de riches? «D'autres départements à gros potentiel fiscal font beaucoup moins que nous, proteste Charles Pasqua, président du conseil général. Ici, nous avons donné une vraie priorité à l'éducation, qui va bien au-delà de nos obligations, avec des doubles jeux de manuels scolaires pour les élèves de sixième, l'emploi de médiateurs, du soutien pédagogique, des aides culturelles.»

La réalité de ces chiffres bouscule bien des idées reçues. Avec des dépenses totales d'éducation qui ont atteint le chiffre record de 673 milliards de francs l'an passé, soit 7,1% de la richesse nationale, la France n'a jamais tant investi dans son avenir. Mais cette manne qui irrigue les établissements scolaires est loin d'être équitablement répartie: mieux vaut être écolier dans le Ve arrondissement parisien que dans une commune rurale du Pas-de-Calais, collégien à Toulon plutôt qu'à Cherbourg, lycéen à Tours plutôt qu'à Nancy. Pis: les moyens supplémentaires accordés aux établissements des zones d'éducation prioritaire (ZEP), pour former les élèves des banlieues difficiles, font pâle figure comparés aux subsides distribués dans tel ou tel département généreux (voir l'article de Claire Chartier page 136).

Les lois de décentralisation votées au début des années 1980 ont, bien sûr, ouvert la voie à ces politiques disparates. Les tâches sont réparties ainsi: l'Etat s'occupe des programmes et paie le personnel; les communes gèrent les écoles maternelles et élémentaires; les départements ont la charge de l'entretien des collèges et du transport scolaire et les régions s'occupent des lycées. Le système a des avantages. «Avant, pour une moindre fuite d'eau dans un établissement, il fallait prévenir le ministère de l'Education nationale, raconte Yannick Bodin, vice-président (PS) du conseil régional d'Ile-de-France. Aujourd'hui, nos équipes interviennent directement et nous pouvons évaluer les besoins au plus près.» La plupart des élus sont attachés à ces prérogatives: «Il faut qu'il y ait des standards nationaux, commente Jean-Pierre Raffarin, président de la région Poitou-Charentes. Mais on ne va pas reprocher aux collectivités locales de faire des choix différents en matière d'investissements. C'est la démocratie!»

Aux yeux de certains spécialistes, ces questions financières sont même sans grande importance. «Les inégalités scolaires régionales demeurent sensibles, mais elles diminuent, estime Claude Thélot, président du Haut Conseil de l'évaluation de l'école. La force régulatrice du système français tient non pas aux bâtiments, dont la gestion a été confiée aux collectivités locales, mais à la qualité de l'acte pédagogique dispensé par un corps professoral toujours formé et payé par l'Education nationale.» L'égalité des chances sauvée par le ministère et sa cohorte de 950 000 fonctionnaires dévoués? Peut-être. Mais le «mammouth» ne fait pas toujours dans la dentelle. Il dépense l'enveloppe annuelle de 350 milliards de francs destinée à l'enseignement scolaire sans y regarder de trop près. Contribuant lui-même à alimenter des inégalités régionales.

Selon les dernières enquêtes du ministère, le coût moyen d'un élève supporté par le budget de l'Etat s'échelonne, curieusement, de 21 554 F dans le Nord-Pas-de-Calais à 31 252 F dans la zone Antilles-Guyane (voir la carte ci-contre). «Ces coûts ont légèrement augmenté ces dernières années, sans que les écarts bougent vraiment», constate un responsable de la Direction de la programmation et du développement (DPD), le service statistique maison.

Facteurs objectifs
Ses experts avancent quelques raisons objectives à ces différences qui résistent au temps. Première d'entre elles: le quasi-doublement des salaires versés aux personnels enseignants affectés dans les départements d'outre-mer fait grimper les factures pour les Antilles, la Guyane et la Réunion. Justifié? Les candidatures à la délocalisation, en tout cas, abondent...

Deuxième explication: dans les régions rurales (comme la Corse, le Limousin, l'Auvergne), la taille plus petite des établissements et des classes alourdit les charges d'encadrement. «Si l'on veut maintenir des écoles primaires ouvertes dans les villages, avec cinq niveaux pour moins de 100 enfants, il faut en payer le prix, mais cela peut se défendre au nom de l'aménagement du territoire», estime un haut fonctionnaire.

Troisième facteur, plus discriminant: les dépenses de personnel, qui représentent 95% du budget du ministère, varient énormément selon les régions. En effet, comme le système d'avancement prend en compte l'ancienneté, plus que la qualité du travail, les jeunes enseignants, peu payés, se retrouvent principalement nommés dans le Nord ou en banlieue parisienne, alors que les enseignants plus âgés, mieux rémunérés, migrent doucement vers le soleil. Résultat: les élèves du Sud sont mieux encadrés par des profs plus expérimentés. Et les charges salariales sont nettement plus pesantes dans les académies d'Aix- Marseille, de Montpellier ou de Toulouse qu'à Amiens, à Lille ou à Créteil! Dernier facteur, modérateur celui-là: la présence d'un important secteur privé sous contrat, avec des enseignants moins diplômés et moins protégés, freine les coûts scolaires, par exemple en Bretagne et dans les Pays de la Loire.

On le voit, ces éléments n'obéissent pas tous, loin s'en faut, à une logique de redistribution! Et ils n'expliquent pas pourquoi un élève de Provence-Alpes-Côte d'Azur coûte 14% de moins que son homologue de Midi-Pyrénées. Ni au nom de quoi l'Etat dépense 10% de plus en Lorraine qu'en Alsace. «Au fond, personne ne peut répondre vraiment à ces questions. Et c'est bien là l'un des problèmes de ce ministère bureaucratique», avoue un familier de la maison.

A ces mystères budgétaires du «mammouth» sont venues s'ajouter, ces dernières années, les interventions des collectivités locales, de plus en plus sollicitées pour régler la note de l'école: depuis 1975, leur part dans les dépenses d'éducation (y compris l'enseignement supérieur) est passée de 14% à 21%, pour dépasser les 140 milliards l'an dernier. Or leurs efforts très variables ne peuvent qu'aviver les critiques sur de nouvelles inégalités scolaires.

Les quelque 2 millions de lycéens ne sont pas les plus mal lotis, depuis que les conseils régionaux s'occupent de leurs établissements. Selon les calculs du ministère, plus de 135 milliards de francs ont été mobilisés, entre 1988 et 1998, pour rénover ou construire des lycées. La dépense moyenne atteint 68 000 F par lycéen, avec un plancher de 38 000 F en Lorraine et un plafond de 89 000 F dans le Centre (voir la carte page 132). «Il faut voir dans quel état lamentable le ministère nous a laissé son parc immobilier. Nous avons dû tout rénover de A à Z», lâche Jean-Pierre Raffarin, président de l'Association des régions de France. Selon lui, ces efforts sont loin d'être achevés: «Même si le nombre de lycéens reste stable, les régions vont encore investir près de 20 milliards de francs par an pour mettre les bâtiments aux nouvelles normes de sécurité et améliorer la qualité de la vie de leurs usagers.» Pour la seule rentrée 2001, le conseil régional de Poitou-Charentes a engagé des travaux dans 25 lycées sur les 122 dont il a la charge. Et il aligne des subventions de fonctionnement record, de plus de 2 800 F par lycéen chaque année (voir la carte de droite, ci-dessus). «Pas question de relâcher nos efforts», confirme, de son côté, Roland Babe, directeur des lycées de la région Centre, championne hexagonale des investissements. Au programme: 660 millions de francs de travaux prévus cette année, 30 gros chantiers d'ici à 2006, le câblage de tous les lycées, des achats d'ordinateurs afin de porter le parc à 21 000 postes pour 80 000 lycéens...

Même les «retardataires» ne veulent pas laisser dire qu'ils ont traîné les pieds. «Nous avons plutôt transformé les bâtiments existants que construit des lycées neufs, ce qui nous a coûté beaucoup moins cher, explique Serge Villot, chargé de la politique éducative au conseil régional de Lorraine. Et nous dépensons beaucoup sur l'équipement informatique, l'aménagement de salles de vie pour les lycéens, l'apprentissage des langues...»

Surenchères régionales
En Ile-de-France, les «affaires» de commissions auxquelles ont donné lieu les 28 milliards de francs investis dans les lycées sous la présidence du RPR Michel Giraud n'ont pas empêché son successeur, le socialiste Jean-Paul Huchon, de poursuivre une politique active: «Nous avons prévu de rénover 175 établissements sur nos 466 lycées publics d'ici à 2004. Nos investissements, que personne ne conteste, vont donc augmenter fortement, pour atteindre 15 milliards en six ans», précise Yannick Bodin. Et le conseil régional met en avant les aides versées aux lycées situés dans les ZEP, les chéquiers-culture, l'édition d'un guide du lycéen.

Les régions se livrent même à une surenchère sur un sujet qui n'est, a priori, pas de leur compétence: les subventions pour les manuels scolaires. Le Centre a ouvert le feu en 1998, suivi par Provence-Alpes-Côte d'Azur, l'Ile-de-France, la Lorraine, la Haute-Normandie... Chacun avec sa méthode et des montants différents. «Fournir gratuitement les manuels est une bonne idée. Mais, dans la pratique, cela part dans tous les sens, au risque de créer de nouvelles inégalités», tempête Georges Dupon-Lahitte, président de la FCPE, l'une des principales associations de parents d'élèves, qui a demandé au ministre Jack Lang d'y mettre bon ordre.

Lorsque l'on pousse la porte des collèges, qui accueillent 3,5 millions d'élèves, la situation paraît beaucoup moins mirifique. Tout d'abord parce que les sommes investies par les départements depuis 1988, soit 85 milliards de francs, sont nettement plus modestes: 33 840 F par collégien, contre le double pour chaque lycéen. Ensuite, parce que les écarts vont de 1 à 9, entre les plus dépensiers et les plus économes: 106 242 F par collégien dans le Var, contre seulement 12 133 F dans les Ardennes. Où l'on se défend de toute pingrerie: «Nos collèges n'étaient pas en trop mauvais état, ce qui nous a permis de limiter nos investissements», plaide Olivier Culot, chef du bureau des affaires scolaires au conseil général des Ardennes, dont les aides au fonctionnement sont, elles, beaucoup plus confortables. Le palmarès des investisseurs révèle pourtant de grosses surprises, que ne justifient ni l'état initial du bâti, ni l'évolution des effectifs (en forte croissance dans le Sud), ni l'épaisseur du porte-monnaie. Avec seulement 23 484 F investis par collégien, la ville de Paris, qui ne manque pas de ressources, se situe, par exemple, bien au-dessous de la moyenne nationale! En haut du classement, des départements à forte croissance démographique (Var, Gard) et quelques «riches» (Hauts-de-Seine, Yvelines, Haute-Garonne, Gironde) côtoient le Gers et la Lozère. Ce dernier a investi près de quatre fois plus par collégien que la Creuse! «A l'exception du collège de Boussac, qu'il faut reconstruire pour 60 millions, nous n'avons pas de gros besoins», assure André Mavigner, vice-président du conseil général de la Creuse.

Les élus des Alpes-Maritimes, eux, n'ont pas lésiné sur les rénovations. Mais ils ont dépensé deux fois moins d'argent que leurs homologues du Var, pourtant un peu moins riches! Les raisons de l'envolée varoise? «C'est un choix volontaire en faveur de l'école, explique Gérard Fabre, président de la commission des collèges et de l'éducation au conseil général du Var. Nous avons reconstruit 48 établissements sur 64. Et, comme nous accueillons environ 800 collégiens de plus à chaque rentrée, eh bien! nous avons lancé un nouveau plan septennal de 2,6 milliards de francs...»

Reste à savoir quels seront les effets réels de ces politiques intensives. Dans les Hauts-de-Seine, Charles Pasqua constate moins de violences et moins de dégradations dans les collèges rénovés. «Les élèves respectent mieux les bâtiments neufs», dit-il. L'amélioration des résultats scolaires est, elle, plus difficile à mesurer: «Les études montrent que, si les dotations améliorent le niveau d'acquisition, cet effet est limité en rendement. Les autres facteurs, comme l'expérience du maître et la composition sociale du groupe scolaire, sont déterminants», juge Jean Bourdon, directeur de l'Institut de recherche sur l'économie de l'éducation à l'université de Bourgogne. Autrement dit, rien ne sert de dépenser beaucoup plus si la pédagogie ne suit pas ou si l'école reste un ghetto social.

Sans garantir le bonheur des élèves, l'argent y contribue tout de même... Les habits neufs du collège Maréchal-Leclerc à Puteaux ont, par exemple, changé la donne. «Auparavant, les parents fuyaient les écoles de la commune. Maintenant, les familles veulent revenir chez nous, ce qui favorise la mixité sociale», se réjouit la principale, Marie-Claire Lafontaine. «Du coup, l'ambiance est meilleure, l'enseignement plus facile. Il y a quatre ans, certains parents et professeurs demandaient que l'on obtienne le label de zone d'éducation prioritaire. Je n'en entends plus parler aujourd'hui.»

La jungle du primaire
Les classes maternelles et élémentaires, elles, sont dans une situation encore plus contrastée que celle des collèges. Car la loi impose aux communes de subvenir au fonctionnement et à l'entretien des écoles, du chauffage aux ramettes de papier. Mais aucune étude exhaustive n'existe sur ce sujet sensible. «C'est d'autant plus difficile que les écoles primaires n'ont pas d'autonomie financière et que les communes peuvent classer leurs dépenses scolaires sous plusieurs lignes budgétaires, de l'aide sociale au transport, en passant par le personnel ou les bâtiments», explique Francis Oudot, président de l'Association nationale des directeurs de l'éducation des villes de France, qui vient de mettre au point une première batterie de critères pour tenter des comparaisons.
Seule certitude: «C'est la jungle, avec des écarts d'au moins 1 à 10 entre les communes radines qui mégotent sur les photocopies et celles qui financent des sorties scolaires à tour de bras», dénonce Nicole Geneix, secrétaire générale du SnuIPP-FSU, le principal syndicat des instituteurs.

Les écoles primaires de l'enseignement catholique sous contrat (qui accueillent environ 850 000 élèves) en savent quelque chose. Censées recueillir le même montant de «forfait communal» pour leur fonctionnement que les écoles du secteur public, elles constatent des écarts incroyables de subventions pour des villes voisines: 645 F par élève de maternelle à Saint-Germain-en-Laye et 3 000 F à Versailles, 1 560 F à Ussel et 6 282 F à Brive-la-Gaillarde, 990 F par élève du primaire à Aubervilliers et 5 168 F à Pantin! «Nous passons un temps fou à essayer d'y voir clair dans les comptes communaux», explique Patrice Mougeot, secrétaire général de l'organisme de gestion de l'enseignement catholique.

Le pire peut côtoyer le meilleur au sein d'une même ville, comme dans la capitale. Avant de lâcher, en mars dernier, le fauteuil de maire de Paris, Jean Tiberi choyait particulièrement les écoles de son Ve arrondissement, à coups de cantines rutilantes, de subventions généreuses aux associations, d'investissements prioritaires dans Internet. Son dernier projet de budget pour 2001 prévoyait 40 opérations de rénovation dans les 18 écoles de son secteur, pour seulement 52 dans les 68 établissements du XIXe arrondissement... «Dès l'élection de Bertrand Delanoë, il a fallu dégager des fonds supplémentaires pour commencer à rattraper le retard de certains quartiers», raconte Eric Ferrand, le nouvel adjoint au maire chargé de la vie scolaire. Très délabrée, l'école de la rue de Tanger attend des travaux depuis une dizaine d'années...

Face aux urgences, certaines communes sont confrontées à des arbitrages cruels. Ainsi à Villejuif (Val-de-Marne), l'école Robert-Lebon, située au cœur d'un quartier «sensible», se dégradait de jour en jour. «On changeait les poubelles de place pour récupérer l'eau qui fuyait», raconte Martine Lesquelen, directrice de la section maternelle. En avril dernier, après des vols répétés de matériel informatique, une boule de pétanque, lancée d'un immeuble voisin, a transpercé le toit pour atterrir dans le réfectoire, heureusement vide à cette heure. «Cela ne pouvait plus durer», dit l'enseignante. Grève du personnel, manifestation des parents. En accord avec le rectorat, la mairie de Villejuif se décide enfin à reconstruire l'école. «Le projet existait, mais les événements nous ont poussés à l'accélérer», admet Philippe Le Bris, maire adjoint. Seul problème: étalé sur deux ans, le chantier va coûter 42 millions de francs. «Notre budget annuel d'équipement est de 50 millions. Il a donc fallu revoir tous nos plans d'investissements», explique l'élu. En clair: retarder des travaux pour une salle de théâtre et une médiathèque...

Des écoles misérables
A Villejuif, la gestion de la pénurie ne s'arrête pas là. «Avec une aide communale de 147 F par an et par élève de maternelle, je ne peux pas faire grand-chose, note Martine Lesquelen. Si j'achète un téléviseur, je ne pourrai pas renouveler mes pots de peinture. A moins de demander de l'aide financière aux parents. Mais je ne peux pas imposer ces ponctions aux familles démunies du quartier.»

La misère de certaines écoles rurales est encore plus terrible. Instituteur fraîchement nommé dans une petite commune de Champagne-Ardenne, Michel D. a découvert les joies de la gestion: «Pour mes 40 élèves, je dispose d'une enveloppe annuelle de 7 000 F pour acheter tous les manuels, les cahiers, les crayons et les fournitures, payer les cartouches d'encre de la photocopieuse, le papier et assurer le fonctionnement administratif de l'école, y compris les frais postaux.» Sans aucun matériel pédagogique, Michel D. a fait une croix sur les livres et les sorties scolaires. Et il n'espère pas d'amélioration: «La mairie ne veut pas investir, parce qu'elle pense que l'école va bientôt fermer; et le rectorat ne bouge pas, parce que la commune ne fait pas d'efforts.» Seule innovation majeure de cette rentrée: «Jack Lang explique que toutes les écoles doivent être reliées à Internet. Moi, je viens juste d'avoir l'eau chaude...»

La semaine prochaine, suite de notre enquête: les enseignants.

L'Express du 18/10/2001
Des ZEP pas vraiment prioritaires
par Claire Chartier
 
 

Créées il y a vingt ans pour endiguer l'échec scolaire, elles ne sont guère mieux loties que les cycles «normaux». Quant au résultat...
 

Une nuée de photographes s'engouffre sous le porche, dans le sillage de Jack Lang. Soudain, c'est l'ovation: Marcel Desailly, le capitaine de l'équipe de France, rejoint le ministre de l'Education nationale sur l'estrade. Cet après-midi de septembre, la superstar du foot hexagonal vient présenter un manifeste contre la violence rédigé par les élèves du collège Henri-Matisse de Choisy-le-Roi. Un établissement «classé ZEP» - «zone d'éducation prioritaire» - comme on dit dans le jargon éduc'nat. Un collège dont le combat mené contre l'échec scolaire et les incivilités lui valent aujourd'hui les louanges vibrantes du ministère. Quelques kilomètres plus loin, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, le collège Marie-Curie. Autre ZEP, autre ambiance. Planté dans une rue aux allures de coupe-gorge, cerné d'immeubles lépreux, l'édifice, récemment agrandi, fait un pied de nez à la misère avec ses grandes baies vitrées et ses couloirs ripolinés. Ici, 52% seulement des élèves décrochent le brevet des collèges - soit 26 points de moins que la moyenne nationale - mais «la violence a disparu et les jeunes ont envie de venir étudier», assure le proviseur, Jean-Pierre Faure. Deux ZEP, deux réalités, mais une seule logique: «Donner plus à ceux qui ont moins.»

Le slogan est connu. En 1981, l'introduction du principe de la discrimination positive avait déclenché un miniséisme dans l'école de la République. Vingt ans plus tard, la France compte 916 réseaux d'éducation prioritaire (REP), dans lesquels sont englobées les ZEP. Un élève sur cinq - écoliers et collégiens en grande majorité - est scolarisé en réseau; 17,5% des instituteurs et 18,4% des enseignants du second degré y exercent leur magistère. Le classement en éducation prioritaire dépend du profil socio-professionnel des familles, de la proportion d'enfants d'origine étrangère et du pourcentage d'élèves en grande difficulté.

Le prix de ce traitement de «faveur»? Impossible à chiffrer avec précision. Particularité - et facteur d'opacité - du système, les moyens supplémentaires alloués par l'Etat à l'éducation prioritaire ne font l'objet d'aucune enveloppe spécifique dans le budget de l'Education nationale. De surcroît, il n'existe aucun état des lieux national des ZEP, les informations recueillies par les académies ne remontant pas nécessairement jusqu'à Paris. Il faut donc se contenter de l'estimation officielle: un élève de l'éducation prioritaire coûte en moyenne 10% de plus à l'Etat qu'un élève lambda.

Explication de détail. Chaque enseignant perçoit une indemnité «de sujétion spéciale» de 6 861 F annuels, à laquelle s'ajoutent les primes des directeurs d'école, des principaux de collège, de leurs adjoints et du personnel socio-médical - entre 2 700 et 6 500 F par an environ. Pour une zone regroupant 1 600 élèves en école et 500 élèves en collège, le montant de ces indemnités spécifiques s'élève à près de 1 million de francs, d'après le rapport Moisan-Simon sur les ZEP, publié en 1997. L'Etat subventionne également les bourses, le fonds social et la cantine. Sur le plan pédagogique, enfin, les écoles bénéficient de 8 300 postes supplémentaires et les collèges, d'un bonus de 8,8% d'heures d'enseignement hebdomadaires. Grâce à ces petits plus, chaque classe de collège en ZEP comprend en moyenne deux élèves de moins qu'une classe traditionnelle.

Mais la «discrimination positive» s'arrête là. En matière de nouvelles technologies, par exemple, les établissements de l'éducation prioritaire sont à peine mieux dotés. On compte 12 élèves par micro-ordinateur dans les collèges de 300 à 600 élèves, pour 13,7 dans les établissements hors zone. Le label ZEP ne joue guère plus auprès des collectivités locales. Certes, les subventions départementales peuvent varier du simple au double, mais ces écarts correspondent essentiellement au degré de priorité donné localement à l'éducation, ZEP ou pas ZEP. En réalité, c'est moins le classement «éducation prioritaire» que la taille de l'établissement qui fait grimper la facture, estime la Direction de la programmation et du développement (DPD), le service statistique du ministère. Autrement dit: en termes de moyens, il y a bon nombre d'écoles bien mieux loties que celles situées dans les zones d'éducation prioritaire. Qui n'ont de prioritaire que le nom.
Les ZEP sont pourtant solidement ancrées dans le paysage éducatif français. Conçues comme une solution provisoire contre l'échec scolaire dans le collège unique, ces zones se sont multipliées depuis les années 90. En 1998, Ségolène Royal, à l'époque ministre déléguée à l'Enseignement scolaire, a même étendu le dispositif à l'échelle du réseau et fait rentrer 527 nouveaux établissements, soit une augmentation de 25%. Les crédits pédagogiques - majoritairement utilisés par les recteurs pour financer les actions d'éducation prioritaire - sont passés de 39 millions de francs en 1998 à 48 millions l'an dernier. «Certains classements en ZEP ne sont pas justifiés, estime pourtant la chercheuse au CNRS Agnès Van Zanten, qui vient de publier L'Ecole de la périphérie (PUF). Au lieu de concentrer les moyens sur les écoles et collèges qui en avaient le plus besoin, l'Etat et les collectivités locales les ont éparpillés.» Car, si l'étiquette ZEP n'est guère flatteuse, elle permet néanmoins aux élus locaux - et aux ministres - de glaner des voix auprès des milieux populaires...

Les résultats sont-ils au moins à la hauteur? La réponse est contrastée. D'après Gérard Chauveau, chercheur à l'Institut national de pédagogie, un collège de ZEP sur trois ne parvient pas à améliorer les performances scolaires de ses élèves. L'an dernier, les scores des collégiens de l'éducation prioritaire aux évaluations en français et en calcul à l'entrée en sixième étaient inférieurs de huit points à ceux de leurs camarades «hors zone». «L'écart n'augmente pas, alors que la situation économique s'est dégradée; c'est déjà très satisfaisant», nuance Anny Aline à la DPD. Les atouts qui font la différence? Des établissements à taille humaine - pas plus de 500 élèves par collège. Une équipe enseignante ancienne, ultramotivée et innovante. Enfin, un suivi attentif du rectorat.

«Donner plus, mais donner mieux», clame aujourd'hui le ministère. Comment? En obligeant notamment les établissements à tenir leurs objectifs par contrat, et en mettant à leur disposition un logiciel informatique qui leur permettra de recenser et de comparer leurs résultats. Il était temps. Mais les dérives du passé ont laissé des traces. «Sous la pression des financeurs publics et privés ainsi que des élus locaux, on a multiplié les actions à court terme, du type "école fleurie", faciles à médiatiser, analyse Agnès Van Zanten. C'est encore un peu vrai aujourd'hui.» L'objectif de l'apprentissage est passé au second plan. L'enseignant Nestor Romero, auteur de L'Ecole des riches, l"école des pauvres (Syros), tempête: «Les ZEP pratiquent une discrimination négative. Un enfant d'ouvrier y réussit moins bien qu'ailleurs. Ces zones sont des ghettos, où l'on fait de la pacification sociale au lieu d'enseigner et d'innover.» Tout le monde le reconnaît: l'éducation prioritaire n'est pas la panacée. Mais, faute d'une vraie politique en faveur de la mixité sociale, on voit mal comment les pouvoirs publics pourraient en faire l'économie.